Un génie hors des sentiers battus

Un génie hors des sentiers battus

Un génie hors des sentiers battus

Dans le domaine scientifique, Bertrand Russell est avant tout un logicien et un philosophe. Son apport ne peut se comprendre sans saisir le virage important que prenait la construction mathématique : c’est l’époque de la « crise des fondements ».

Dès 1666, Leibniz avait conçu la logique comme une source universelle qui embrasse tous les principes. Mais cette vision était restée lettre morte. Jusqu’au début du XIXe siècle, les plus grands savants élaboraient en général une théorie mathématique pour résoudre un problème concret. Ainsi, parmi les plus illustres mathématiciens de la fin du XVIIIe siècle, Pierre-Simon de Laplace et Joseph-Louis Lagrange se sont inspirés de l’astronomie. Peu après, Jean-Baptiste Joseph Fourier puise ses idées dans la propagation de la chaleur.

Les maths s’émancipent

À l’occasion de la mort de Fourier en 1830, le mathématicien allemand Carl Gustav Jacobi envoie un courrier à Legendre en ces termes : « Fourier avait l’opinion que le but principal des mathématiques était l’utilité publique et l’explication des phénomènes naturels ; mais un philosophe comme lui aurait dû savoir que le but unique de la science, c’est l’honneur de l’esprit humain, et que sous ce titre, une question de nombres vaut autant qu’une question du système du monde. »

Par cette opinion, le mathématicien allemand se donne bien sûr la liberté de chercher sans se préoccuper de « l’utilité publique » qui en découle. Elle sous-tend surtout l’idée que les fondements des mathématiques ne sont pas le monde sensible mais qu’il faut les construire sur un édifice théorique. On manquait cependant à l’époque de l’outil pour le faire, la logique mathématique.

Vers 1850, les mathématiciens britanniques Augustus de Morgan et George Boole ont mis les premières pierres à l’édifice en créant une algèbre de la logique. Par la suite, Charles Peirce, dont le père est le premier mathématicien américain de renom, diffuse les idées de Boole et introduit la logique propositionnelle.

Portrait de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646‒1716)
par Christoph Bernhardt Francke, vers 1695.

Augustus de Morgan (1806–1871).

George Boole (1815–1864).

Charles Sanders Peirce (1839–1914).

Peu après, dans son ouvrage Calcolo geometrico paru en 1888, l’Italien Giuseppe Peano cherche à utiliser la logique pour l’exposition des mathématiques et à formaliser le langage utilisé pour les écrire. C’est ainsi qu’il introduit de nombreux symboles que nous utilisons encore aujourd’hui, comme ceux de la réunion, de l’intersection et de l’appartenance. Il définit axiomatiquement l’ensemble des entiers, mettant ainsi une première pierre à la construction des mathématiques fondée sur l’axiomatique.

L’Allemand Gottlob Frege va plus loin : il s’attache à définir les fondements axiomatiques de la logique elle-même, puis à fonder l’arithmétique à partir de la logique. Il s’oppose ainsi à Peano sur le rôle de la logique vis-à-vis des mathématiques.

Giuseppe Peano (1858–1932).

Le mathématicien allemand David Hilbert (1862–1943) en 1912.

Le mathématicien néerlandais Luitzen Egbertus Jan Brouwer (1881–1966) en 1932.

Russell entre en scène

La rencontre de Russell avec son professeur Alfred Whitehead au Trinity College est décisive pour l’orientation de ses recherches : les deux hommes se découvrent une passion commune pour l’étude du fondement des mathématiques et partagent la même certitude que toutes les mathématiques sont réductibles à la logique. C’est ce fil conducteur qui les conduit à avoir un regard rigoriste sur le raisonnement mathématique, en analysant avec précision le rôle des différents symboles (comme l’implication ou les quantificateurs). Cette approche est connue depuis sous le nom de logicisme.

En se penchant sur la théorie des ensembles que Cantor vient d’élaborer, Russell met en lumière un premier paradoxe : il considère l’ensemble A des ensembles qui n’appartiennent pas à eux-mêmes, soit en notation mathématique . On voit que chacun des choix « A appartient à A » comme « A n’appartient pas à A » conduit à sa propre négation.

Pour illustrer ce paradoxe, Russell en propose une autre version, plus imagée : dans un village, un barbier (homme) rase tous les hommes du village qui ne se rasent pas eux-mêmes. Question : le barbier se rase-t-il lui-même ?

Un autre paradoxe est cité par Russell, qui l’attribue au bibliothécaire de l’Université d’Oxford, G.G. Berry. Il le publie en 1906 en français dans la Revue de métaphysique et de morale. Considérons le « plus petit entier non nommable en moins de dix-neuf syllabes » ; ce nombre entier paraît bien déterminé. Or cette définition même ne comporte que dix-huit syllabes ! Le côté paradoxal tient ici à l’ambigüité du mot « nommable ».

Le logicien britannique met ici en lumière la notion d’autoréférence en logique : la définition même de l’ensemble A du paradoxe de Russell concerne l’ensemble A lui-même : « être prédiqué par soi-même » conduit à un cercle vicieux. Pour ce constat, Russell partage la pensée d’Henri Poincaré mais diffère totalement sur la position à tenir devant ces paradoxes. Pour le savant français, ceci tient de l’amusement, sans plus, tandis que Russell estime que l’existence même de tels phénomènes remet en cause le fondement des mathématiques.

La théorie des types

La découverte des paradoxes nécessite une conception rigoureuse du fondement des mathématiques. Plusieurs courants se déterminent alors : l’école axiomatique de Hilbert à une extrémité, la pensée intuitionniste soutenue par Luitzen Brouwer à l’autre extrémité ; entre les deux, Russell et Whitehead développent le logicisme.

Sans doute inspirés par Frege, les deux logiciens anglais considèrent que les mathématiques dérivent de la logique, et en sont donc une extension : c’est cette dernière, jusque-là considérée comme découlant du bon sens commun, qu’il convient d’axiomatiser. Pour ce faire, Russell et Whitehead s’inspirent énormément de l’œuvre de Peano et utilisent nombre de symboles imaginés par le mathématicien italien. Par exemple, pour l’appartenance, celui-ci choisit l’initiale de la forme verbale grecque ἐστὶν (estinn) qui signifie « il est », soit la lettre . C’est Bertrand Russell qui a proposé de la styliser en pour la différencier de son utilisation en analyse.

Dans un premier ouvrage de plus de cinq cents pages, Principles of Mathematics (Cambridge University Press, 1903), Russell présente sa méthode pour baser toutes les mathématiques sur la logique, réduite à certains principes bien précis (voir encadré). Il publie ensuite, avec Whitehead, les Principia Mathematica, qui établissent la théorie logiciste (voir Brève « Alfred Whitehead, un complice dans l’ombre »).

Russell et Whitehead introduisent des propositions prenant la valeur « vrai » ou la valeur « faux », et des fonctions propositionnelles, propositions qui dépendent d’une variable. Ils définissent les connecteurs logiques et leurs valeurs de vérité en fonction de celles des propositions qui leur sont appliquées. Le symbole définit la conjonction de deux propositions, c’est-à-dire que P Q est vraie si, et seulement si, P et Q sont simultanément vérifiées. De même, le symbole définit la disjonction de deux propositions, de sorte que P Q est vraie si, et seulement si, l’une au moins des deux propositions P et Q est vérifiée. Enfin, P Q est vraie si, et seulement si, Q est vraie ou si P est fausse.

Les deux auteurs considèrent ensuite des postulats, par exemple Q P Q ou
P Q P, puis les quantificateurs existentiel (il existe) et universel (quel que soit). Ces attributions de valeurs de vérité en fonction de celles des propositions initiales ne sont pas démontrables : les méthodes habituelles ne sont plus valables. Des théorèmes de la logique en découlent.

[encadre]

Les Principles of Mathematics

En exergue de cet ouvrage, Russell affirme que « les grandes découvertes de Peano et de Cantor marquent l’ouverture d’une époque nouvelle, pour la pensée, tant philosophique que mathématique ». Les Principles of Mathematics ont deux objectifs : le premier est de prouver que toutes les mathématiques pures traitent exclusivement de concepts définissables au moyen d’un très petit nombre de concepts logiques fondamentaux et que toutes les propositions sont déductibles d’un très petit nombre de principes logiques fondamentaux ; le second est l’explication des concepts fondamentaux que les mathématiques acceptent comme indéfinissables. C’est selon Russell une tâche philosophique.

La première partie expose les principes de la logique mathématique en se basant énormément sur les écrits de Peano. Les six parties suivantes recensent les différentes branches des mathématiques pour les faire entrer dans ce cadre. La définition du nombre est fondamentale puisque toute l’arithmétique est basée sur elle. II propose deux méthodes, soit l’axiomatique de Peano, soit par identification des classes de même cardinal, c’est-à-dire en bijection les unes avec les autres.

Dans la suite de l’ouvrage, diverses branches des mathématiques sont abordées dans l’optique considérée. Russell expose les acquis récents (comme les cardinaux transfinis) et agrémente son exposé de considérations philosophiques. L’ouvrage a le mérite de vouloir montrer que l’approche logiciste des mathématiques est viable, mais il révèle qu’elle est lourde et passablement indigeste.

[/encadre]

Russell et Whitehead se rendent compte qu’en théorie des ensembles un paradoxe peut apparaître lorsqu’une collection d’objets en contient un qui est défini par référence à la collection elle-même. Ils bâtissent alors la théorie des types pour tenter de circonscrire ces paradoxes : les ensembles de types 0 sont les fonctions propositionnelles, ceux de type 1 les fonctions propositionnelles sur un ensemble dont les éléments sont de type 0, et ainsi de suite. Ils ajoutent l’axiome de réductibilité, qui affirme l’existence, pour chaque fonction propositionnelle d’un type donné, d’une fonction propositionnelle équivalente de type 0. Ils définissent alors les classes comme étant les objets qui satisfont une fonction propositionnelle. Deux classes sont semblables s’il existe entre elles une correspondance biunivoque (bijective). Cette relation de similitude est symétrique, réflexive et transitive. On peut alors définir les nombres entiers ; par exemple, le nombre 2 est la classe des classes « ayant deux éléments ». À partir des nombres entiers, on définit les rationnels, puis les réels, et enfin les complexes.

Cette théorie est critiquée dès ses débuts, surtout l’axiome de réductibilité. De plus, certains points sont obscurs, d’autres ne sont qu’ébauchés. Le principal reproche est le fait que, dans ce système, toutes les mathématiques se déduisent de manière purement formelle : toute intuition, ou apport de l’expérience sensible, est exclue. En 1937, le logicien américain Willard Van Orman Quine (1908‒2000) reprendra la théorie logiciste et transformera de fait la théorie des types en une axiomatique des ensembles.

De nos jours, les considérations sur les fondements des mathématiques sont passées au second plan et n’excitent plus les passions et les antagonismes, même si une communauté très active de chercheurs continue de mener des travaux d’envergure. Il n’en reste pas moins que le regard porté à la reine des sciences a été profondément modifié par les cogitations des logiciens du début du XXe siècle. Les travaux de Bertrand Russell en ont constitué un maillon essentiel ; son originalité et son sens des explications imagées ont mis du piment dans cette discipline au demeurant très austère.

Visited 27 times, 1 visit(s) today

Suggestion aricle

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *