Pour pouvoir se repérer, l’homme a toujours inventé des subterfuges sémantiques comme « la droite » et « la gauche », « le Nord » et « le Sud », le « sens horaire » (« rétrograde ») ou le « sens antihoraire » (« direct », « trigonométrique »). Ces dénominations relèvent toutes de la même notion, celle d’orientation.
Un déclinatoire est une boussole d’arpenteur qui permet
d’orienter un plan selon la direction Nord-Sud.
L’orientation au fil de l’histoire
« Les parallèles sont des droites qui, étant situées dans un même plan et étant prolongées à l’infini de part et d’autre, ne se rencontrent ni d’un côté ni de l’autre » disait déjà Euclide (environ trois cents ans avant notre ère), induisant la notion de « sens de parcours » sur une droite.
Un peu plus tard, au premier siècle de notre ère, Héron d’Alexandrie énonçait, lui : « une partie d’une ligne droite ne peut pas être dans un plan inférieur et une autre partie au-dessus », ce qui sous-tend l’idée de « au-dessus » et « au-dessous », laissant présager l’orientation de l’espace. La notion d’orientation, que ce soit sur une droite, dans le plan ou dans l’espace, n’est certes pas formalisée chez les géomètres grecs, mais elle est utilisée de façon intuitive, sans axiome ni définition.
C’est sur la droite qu’il est le plus aisé de parler d’orientation. Après les Grecs, les géomètres se sont par la suite pendant longtemps refusés à considérer en géométrie des quantités négatives. Et pourtant, si on vous dit : « étant donné une droite définie par deux points A et B, placer sur cette droite le point C tel que », vous pourrez placer non pas un point, mais deux ! Pour l’un, C, on peut écrire, en termes de longueurs, AC + CB = AB ; pour l’autre, C’, on a AC’ – CB’ = AB. Mais pourquoi ne pas unifier la notation en introduisant précisément ces fameuses quantités négatives interdites ?
Les « deux points C ».
Projet de monument à Lazare Carnot (1753 — 1823). Auguste Rodin, 1881.
Dans sa Géométrie de position (1803), le grand géomètre Lazare Carnot entrevoit déjà « la doctrine des quantités positives et négatives, ou plutôt le moyen d’y suppléer ». Il introduit la notation (qu’il appelle « la différence ») pour le segment ou la droite orientés (de A vers C) et écrit pour le même segment orienté de C vers A. Ce nom même de « différence » préfigure la notation dite de « mesure algébrique », que l’on attribue au géomètre suisse Jean-Robert Argand (1768-1822), c’est-à-dire une longueur affectée d’un signe, ce qui sous-entend qu’on a défini sur la droite passant par A et B une orientation (on parle alors d’axe), et qu’on affecte un signe + à tout ce qui va dans le sens de l’axe et d’un signe − à tout ce qui va dans le sens contraire ; on parle alors de mesure algébrique. Voilà donc le moyen de concilier les deux notations : on écrira aussi bien que avec (la longueur de [BC]) et (l’opposé de la longueur de [BC]).
C’est la fameuse relation de Chasles, que l’on attribue au mathématicien français Michel Chasles (1793‒1880), mais qui était en usage bien avant lui (voir notre dossier « La saga des mathématiciens : Michel Chasles », Tangente 160, 2014).
Lazare Carnot, encore lui, introduit aussi, pour, dit-il, « éviter les cas de figure », comme celui que l’on vient de voir, non seulement les « longueurs orientées », mais aussi les angles orientés, qu’il note de façon un peu compliquée Il rejoint ainsi Leonhard Euler (1707‒1783), qui avait introduit le concept d’un angle mesuré (en radians) et prenant des valeurs arbitraires, positives ou négatives.
C’est avec August Ferdinand Möbius (1790‒1868) que la notion d’angle orienté s’introduit vraiment dans les raisonnements géométriques, mais sans définition rigoureuse, uniquement par un recours à l’intuition.
Après les angles, l’espace !
Après les angles, on peut aussi orienter l’espace, et c’est ce que fit le premier le physicien André-Marie Ampère (1775‒1836) en définissant en 1820 le « bonhomme » qui porte désormais son nom et qu’il crée pour un usage tout à fait concret, la déviation de l’aiguille d’une boussole au voisinage d’une source de courant. Voici ce qu’il propose dans son Mémoire sur les effets du courant électrique de 1820 : « Si l’on se place par la pensée dans la direction du courant, de manière qu’il soit dirigé des pieds à la tête de l’observateur, et que celui-ci ait la face tournée vers l’aiguille, c’est constamment à sa gauche que l’action du courant écartera de sa position ordinaire le pôle Nord de l’aiguille. » Voilà positionné le fameux « bonhomme d’Ampère », qui définit par la même occasion une orientation de l’espace.
Le bonhomme d’Ampère par Ampère lui-même en 1820 (à gauche)
et dans une représentation plus moderne (à droite).
On l’a matérialisée par la suite par la « règle des trois doigts », qui donne le sens de la force électromagnétique : on place les trois doigts de la main droite (pouce, index, majeur) de manière à former un trièdre trirectangle, le pouce dans la direction du champ magnétique, le majeur dans le sens du courant électrique, l’index donnant alors le sens de la force électromagnétique. Voilà une façon très intuitive de donner à un trièdre une orientation, qui déterminera celle du plan. Cette règle, largement connue, a d’ailleurs l’honneur d’être représentée sur le billet de deux cents francs suisses mis en circulation en 2018, avec toutes les précisions nécessaires pour l’interpréter.
La règle des trois doigts sur le billet de deux cents francs suisses.
Tout s’oriente
Tous les éléments géométriques de base peuvent être orientés. La droite, tout d’abord. Orienter une droite d, c’est y choisir un sens de parcours, ce qui correspond à choisir un vecteur unitaire (de longueur 1), par exemple. Il y a évidemment deux orientations possibles d’une droite. Une fois la droite orientée, cela induit la notion de mesure algébrique : A et B étant deux points de la droite d, la mesure algébrique du vecteur est en fait l’unique réel a tel que et on dira que est orienté positivement si a est positif.
Pour orienter un plan, il suffira de choisir deux vecteurs unitaires non colinéaires et qui formeront une « base ». Cette base est dite orthonormée si et sont orthogonaux. Une fois choisi un point O comme origine, orienter le plan consistera à définir un sens de parcours sur le cercle de centre O et de rayon 1 (cercle dit trigonométrique). On convient de dire que le sens positif correspond au sens inverse des aiguilles d’une montre. Ainsi, tous les cercles du plan seront orientés. Une fois le plan orienté, cela oriente aussi les angles de vecteurs du plan : à partir du couple de vecteurs on définit les vecteurs unitaires et où XY désigne la distance entre les deux points X et Y. Les vecteurs unitaires et permettent de définir deux points U et V du cercle trigonométrique tels que et et, plutôt que l’angle orienté lui-même, on définit la mesure de l’angle orienté comme étant celle de l’arc définie à 2π près sur le cercle trigonométrique. On peut aussi, dans le plan, orienter un graphe (ensemble de sommets reliés par des arêtes) en donnant à chaque arête une direction (on appelle alors cette arête un arc).
Orienter l’espace revient à choisir trois vecteurs unitaires , et S’ils sont orthogonaux deux à deux, on dit qu’ils forment une base orthonormée. On adopte alors la convention suivante : la base est dite directe si en tournant de vers dans le sens direct, la pointe du tire-bouchon (« tire-bouchon de Maxwell » en électromagnétisme) décrit l’axe dans le sens positif. Orienter un plan revient ainsi à orienter l’un des vecteurs normaux à ce plan.
Dans le plan ou dans l’espace, on peut aussi orienter une courbe. Si elle est donnée dans le plan par une paramétrisation du type ou dans l’espace par l’orienter positivement c’est la parcourir dans les sens du paramètre croissant.
On peut enfin orienter une surface (S). Elle est dite « orientable » si, admettant en tout point un plan tangent, on peut, pour chaque point M de (S), choisir un vecteur unitaire normal à (S) tel que l’application soit continue, et c’est cette application qui définit une orientation de la surface. L’autre orientation (il n’y en a que deux) sera définie par l’application − f. Plus concrètement, une surface est orientable si on peut en définir les deux « côtés » (intérieur et extérieur), et non orientable si elle n’a qu’un seul côté. Pour une surface orientable (bilatère selon le mathématicien français Henri Poincaré), on ne peut pas amener, par une déformation continue, une figure comme un triplet orienté {A, B, C} de points de cette surface avec le triplet {A, C, B}, alors qu’on peut le faire si la surface est non orientable (unilatère selon Poincaré). Un ruban fermé sans torsion est orientable, alors que le ruban de Möbius (fermé mais avec torsion) ne l’est pas (voir encadré « Ruban de Möbius et bouteille de Klein » dans l’article « La mathématique, conseillère d’orientation »).
Le ruban de Möbius n’est pas une surface orientable.