Une Lumière oubliée

Le XVIIIe siècle prérévolutionnaire, dont Voltaire et Rousseau sont les grandes figures emblématiques, a été marqué par une grande soif d’idées et de connaissances nouvelles. Par divers travaux, et notamment sur le problème des trois corps, Alexis Clairaut a contribué comme personne à faire progresser le principal débat scientifique de ce siècle des Lumières, un débat qui ne paye plus de mine aujourd’hui, mais un débat ô combien difficile et délicat, la validité de la loi de la gravitation universelle proposée par Isaac Newton (1643-1727) quelques années auparavant.

 

Alexis Clairaut (1713-1765).

 

Clairaut a aussi pour première originalité d’avoir commencé sa carrière très jeune, d’avoir « sucé la géométrie avec le lait », pour reprendre le mot de l’un de ses biographes, l’abbé Charles Bossut (1730-1814). De fait, ce fils de professeur de mathématiques lit son premier mémoire à l’Académie des sciences à douze ans et onze mois, avant d’en devenir membre à dix-huit ans ! Sa candidature est appuyée par la publication de son premier livre, Recherches sur les courbes à double courbure (Paris, 1731), un épais traité sur les courbes dites « gauches », qui ne peuvent être tracées sur un plan.

 

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La famille Clairaut

Le père d’Alexis Clairaut, Jean-Baptiste Clairaut (?-1767), était maître de mathématiques dans l’un des plus prestigieux établissements de l’époque, l’Académie Dugard, fondée par le roi et destinée à la formation de la noblesse. Il a également été l’un des fondateurs de la Société des arts, une association destinée à promouvoir les techniques, et membre de l’Académie des sciences de Berlin, qui a recueilli plusieurs mémoires dont il est l’auteur. Il a aussi inventé un instrument mathématique multitâche, une « planchette », dont la description a été publiée par l’Académie des sciences de Paris.

Outre Alexis, un autre de ses fils a présenté, encore enfant, un mémoire mathématique à l’Académie des sciences. Malheureusement, celui qui n’est plus connu aujourd’hui que comme « Clairaut le cadet » a été emporté très jeune par la variole. Le père de Clairaut a d’ailleurs eu la tristesse de survivre à toute sa famille, pourtant forte de vingt-et-un enfants. Dans un même registre, le père et le fils ont eu la douleur de perdre leur épouse et mère, Catherine Petit (?-1759), en un moment qui aurait dû pourtant être très joyeux : entre l’achèvement des calculs prédisant la date du retour de la comète et son retour effectif.

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Une expédition

Après une première série de travaux en géométrie, Clairaut s’engage, à partir de 1733, dans le débat qui s’anime alors à l’Académie des sciences entre cartésiens et newtoniens. Les premiers sont partisans de la théorie des tourbillons proposée par René Descartes (1596-1650), les seconds de la théorie de la gravitation proposée par Newton. Pour les uns, la Terre devrait être aplatie à l’équateur, pour les autres, les newtoniens, aux pôles. Afin de trancher la question, deux expéditions destinées à mesurer la longueur d’un degré terrestre sont donc lancées, l’une au Pérou, l’autre en Laponie. Et c’est ainsi que Clairaut s’embarque en 1736 avec Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759) et quelques autres à destination du cercle arctique.

 

Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759).

 

La mission dure en tout une grosse année et se déroule aussi bien que possible en dépit du froid parfois presque insoutenable ou des nuées de moustiques dont il est difficile de se protéger. Notre géomètre, par une série de triangulations impliquant des mesures d’angles et de distances, revient là aux sources étymologiques de son métier (« géométrie » signifiant littéralement « mesure de la Terre »). Lui et ses compagnons trouvent finalement un degré de méridien penchant – on l’aura deviné – en faveur de la théorie de Newton, une première grande victoire face aux cartésiens. Quand il ne fraternise pas avec la population locale (voir en encadré), Clairaut pense sans doute déjà à son prochain grand œuvre : montrer que la Terre est aplatie au pôle, mais par la théorie cette fois. À terme, cela donnera un livre fondateur de l’hydrostatique moderne, la Théorie de la figure de la Terre, publié en 1743.

 

Maupertuis et son équipe travaillant à mesurer le méridien terrestre en Laponie.

 

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 Les « Lapones »

Durant leur séjour en Laponie, les Français sympathisèrent avec la population locale et notamment avec deux Suédoises, les sœurs Christine et Élisabeth Planström (?-1790 et ?-1784), qui vinrent les retrouver un peu plus tard à Paris. Elles connurent une petite notoriété sous le surnom de « Lapones » (ce qu’elles n’étaient pas à proprement parler, car ne faisant pas partie du peuple Same), notamment parce que Voltaire les cite brièvement dans Micromégas, son célèbre conte philosophique.

En réalité, la vie des deux sœurs en France fut des plus tristes.

La première, Christine, devint la maîtresse de Maupertuis qui « en usa comme des choux de son jardin », pour reprendre l’expression d’un témoin du temps. Son état mental se dégradant, elle fut enfermée dans un couvent en Normandie où elle passa la cinquantaine d’années qui lui restaient à vivre.

On arrangea pour la seconde, Élisabeth, un mariage qui tourna au fiasco. Battue, puis placée au couvent ou chez des particuliers, elle entama une procédure en séparation. Pour éviter de retourner une dot qu’il n’avait pas reçue, son mari contre-attaqua par une accusation d’adultère, ce qui eut pour effet de la jeter en prison en attendant le jugement. Libérée, criblée de dettes, résidant principalement au couvent, elle poursuivit vaille que vaille son procès en séparation jusqu’à sa mort une quinzaine d’années plus tard.

Référence :

Des fêtes du Pôle aux geôles et couvents de France : itinéraire de deux « Lapones ». Olivier Courcelle, Cahiers Voltaire 8, 2009.

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Du côté du ciel

Après avoir ainsi tourné son regard vers le sol, Clairaut lèvera les yeux au ciel, et d’abord en direction de la Lune. Une grande difficulté de l’époque était d’accorder le mouvement réel de la Lune avec son mouvement calculé en la supposant soumise à la seule loi de la gravitation. Tous ceux qui s’essayaient à résoudre numériquement cette instance du problème à trois corps trouvaient invariablement un mouvement ne correspondant pas aux observations. Et c’était le cas de Clairaut comme des autres, au moins dans un premier temps, notamment d’Alembert et Euler, ses principaux rivaux sur la question. En désespoir de cause, tirant les conséquences logiques de cet échec, Clairaut annonça à l’Académie des sciences que la loi de la gravitation était inexacte : il fallait selon lui amender la loi du carré par des termes d’ordre supérieur. Et c’est précisément en tâchant d’expliciter la forme de ces termes qu’il comprit que des quantités apparemment négligeables ne devaient pas être négligées. Retournant à ses calculs, Clairaut parvint enfin à accorder le mouvement de la Lune à la gravitation universelle, ce qui lui valut l’admiration d’Euler et, accessoirement, le prix proposé par l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg en 1750.

Dans un même ordre d’idée, Clairaut s’est ensuite attelé au problème des comètes, un autre point majeur de divergence entre cartésiens et newtoniens. Selon les premiers, les comètes erraient de tourbillons en tourbillons en un mouvement aléatoire ; selon les seconds, elles revenaient périodiquement. Edmond Halley (1656-1742), en son temps, avait prédit que les comètes visibles en 1531, 1607 et 1682 étaient un seul et même astre, et que cet astre, ultérieurement baptisé comète de Halley, devrait revenir vers 1758.

En 1757, Clairaut se propose d’utiliser son angle d’attaque du problème des trois corps pour dater ce retour aussi précisément que possible. Associé à l’astronome Jérôme Lalande (1732-1807) et quelques autres calculateurs (voir en encadré), il détermina les effets des corps, comme Jupiter ou Saturne, que la comète rencontrerait sur sa route. Au terme de calculs proprement effroyables, menés tambour battant pour être achevés avant l’arrivée de la comète, il put annoncer le retour à un mois près. Ainsi la théorie de la gravitation fut-elle définitivement assise et, pour reprendre un mot célèbre de Lalande, furent changés « nos doutes en certitude, et nos hypothèses en démonstrations ». Accessoirement, avec une version affinée de ses calculs portant le retour à une quinzaine de jours près, Clairaut gagna à nouveau le prix proposé par l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, cette fois-ci en 1760.

 

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Une calculatrice « invisible »

Outre Clairaut et Lalande, l’équipe qui s’attela à déterminer par le calcul le retour de la comète comprenait Achille Pierre Dionis du Séjour (1734-1794), un grand ami de Clairaut, ainsi que deux femmes : Nicole Reine Lepaute (1723-1788), une grande amie de Lalande, et la moins connue Marie Anne Gouilly (1729-1815).

Cette dernière, que Clairaut surnommait affectueusement son « écolière », sa « logarithmière », sa « disciple », son « compagnon d’étude » ou, de façon moins équivoque, sa « gouvernante », sa « petite amie » ou sa « compagne », était, paraît-il, d’une beauté singulière. Par exemple, alors qu’elle se promenait en forêt de Saint-Germain avec Clairaut et quelques amis, le roi, qui passait par là, subjugué, se serait spécialement arrêté pour la saluer.

Selon la presse « people » de l’époque, elle aurait connu après la mort de Clairaut un destin de femme fatale. C’est ainsi qu’un certain colonel de Saint-Leu se serait brûlé la cervelle par désespoir de ne pouvoir l’épouser. On dit aussi qu’elle a tenté de s’empoisonner quand un certain M. Leblanc a trahi sa promesse de se marier avec elle, et qu’elle s’est consolée en convolant en justes noces avec un autre M. Leblanc.

De fait, elle a épousé en 1767 Antoine Blanc, dit Antoine Le Blanc de Guillet (1730-1799), un homme de lettres auprès de qui elle est restée jusqu’à ce que la mort (naturelle !) les sépare.

 

 

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Un enseignant qui a beaucoup publié

Clairaut aura rédigé en tout environ soixante-dix travaux dont neuf monographies et une quarantaine de mémoires publiés par l’Académie des sciences de Paris – sans compter une pochade (voir en encadré page précédente). Ils traitent principalement de géométrie, de mécanique, d’astronomie et d’optique et marquèrent une étape importante du développement du calcul différentiel et intégral, du traitement des équations différentielles et des équations aux dérivées partielles.

 

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Une pochade physico-mathématique

En marge de l’œuvre sérieuse de Clairaut figure une pochade, un « Problème physico-mathématique » publié anonymement dans le Recueil de ces messieurs (Amsterdam, 1745). Il traite, sans le dire explicitement, de l’équation d’un pénis en phase d’érection, qui se trouve être – sachez-le – une portion de spirale d’Archimède – une spirale dont l’angle varie proportionnellement au rayon.

Par cette contribution, Clairaut signe sa proximité avec la Société du bout-du-banc, un des salons littéraires les plus célèbres du xviii e siècle. Il était animé par Jeanne Françoise Quinault-Dufresne (1699-1783) et Anne Claude-Philippe de Tubières de Grimoard de Pestels de Lévis de Caylus, marquis d’Esternay (1692-1765), baron de Branzac, appelé plus simplement comte Anne de Caylus !

Référence :C 30 bis. Olivier Courcelle, Quadrature 36, 1999.

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Parallèlement à cette œuvre de recherche, Clairaut aura aussi été enseignant. Ses Éléments de géométrie (1741) ont connu maintes rééditions et traductions, en latin, en anglais, en allemand, en italien certes, mais aussi en suédois, en portugais, en néerlandais ou en polonais. De même que ses Éléments d’algèbre (1746), ils ont marqué l’histoire de la pédagogie par leur caractère très concret et intuitif.

 

Son élève la plus célèbre fut la marquise Émilie du Châtelet, future traductrice de Newton, dont il devint avec le temps le principal conseiller scientifique. Quelques lettres qui subsistent montrent par exemple que la marquise suivit les suggestions de Clairaut lors de l’établissement de la seconde édition de ses Institutions de physique (1742). Sa traduction en français des Philosophiæ naturalis principia mathematica (1687), l’œuvre maîtresse de Newton, bénéficia autant qu’il souffrit de l’apport de Clairaut. Par une ironie de l’histoire, en effet, c’est alors qu’elle mettait la dernière main à son ouvrage, et plus précisément au commentaire destiné à éclairer la traduction proprement dite, que Clairaut jeta le trouble sur la loi de la gravitation, en proposant d’abord de la modifier, puis en se rétractant. D’où un certain délai dans l’attente de l’éclaircissement des débats qui, joint à son décès prématuré, empêcha la marquise de mettre la forme finale à son manuscrit. Mais Clairaut se rattrapa tant bien que mal en relançant la publication de la traduction et son commentaire qui virent le jour quelques années plus tard, à un moment très propice, en 1759, au retour de la comète.

 

Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet,
dite Émilie du Châtelet (1706-1749).

 

Une postérité qui se fait attendre

Clairaut n’a pas eu la postérité qu’il méritait. Il n’est plus guère connu aujourd’hui que par l’équation différentielle qui porte son nom – tirée de ses travaux sur la figure de la Terre. Plusieurs raisons concourent à cet état de fait. Mort assez jeune, en 1765 à l’âge de 52 ans, il a d’abord eu le tort de ne pas survivre à certains collègues et néanmoins pas toujours amis :
D’Alembert n’a cessé de le dénigrer et de reprendre après coup ses travaux pour mieux se les approprier ; Lalande aussi n’a eu de cesse de tirer la couverture à lui, se faisant passer aux yeux de l’histoire pour maître d’œuvre du retour de la comète quand il n’en était que le principal adjoint. L’œuvre de Clairaut sur le problème des trois corps – souvent assez calculatoire, il faut l’admettre – s’est aussi dissoute dans les grands travaux de synthèse de mécanique céleste ultérieurs d’un Pierre-Simon de Laplace (1749-1827). Et bien sûr, s’échiner à montrer qu’une théorie est juste porte plus la lumière sur le créateur de la théorie, à savoir Newton, que sur le vérificateur, fût-il des plus talentueux.

Mais les choses évoluent… Le tricentenaire de Clairaut a été fêté en 2013 par une séance publique de l’Académie des sciences et un colloque à l’Observatoire de Paris.

Une chronologie de sa vie, très détaillée, a été dressée et publiée sur un site internet dédié, le site clairaut.com (voir la brève sur le site) Son œuvre, tant en géométrie, qu’en optique, en dynamique ou en techniques de calcul numérique commence à être étudiée par les historiens. Nul doute qu’elle soit de plus en plus appréciée à la juste valeur qui est la sienne !

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